Comment replacer les réformes de l'Université touchant à l'enseignement dans un fil historique raisonné? Quel est le rôle dévolu par la société contemporaine à la formation universitaire? Quelle part procède d'une normalisation internationale et quel est l'héritage historique proprement français? Qui sont exactement les parties prenantes d'une "réforme" universitaire? Qui pense? Qui décide? Telles sont les questions qui m'ont été proposées comme exercice de synthèse et de réflexion par les organisateurs du colloque.

N'ayant pas la plus petite production savante qui touche, même de manière lointaine, à ces questions, je ferai un détour rapide par des éléments d'éthique intellectuelle pour situer ma communication, l'opposant non seulement au discours savant (*) mais aussi au discours "expert" ou à la vulgarisatio. Cela me permettra de soulever la question du statut du discours d'enseignant, universitaire ou non, et de sa mise en crise.

Je prendrai comme point de départ la suite des réformes des programmes de physique dans le secondaire qui témoigne de manière exemplaire des mutations en cours dans notre discipline. Je montrerai que la cohérence de ces changements ne peut se comprendre sans prendre en compte des mécanismes collectifs qui dépassent les individus qui produisent ces programmes, mécanismes dont l'élucidation détermine des manières de penser le rapport de l'individu à la société. J'évoquerai brièvement les champs disciplinaires et les écoles de pensées antagonistes qui structurent cette question difficile, en soulignant par anticipation la difficulté du projet consistant, dans une approche "moléculaire", à faire procéder la société d'effets émergents des actions individuelles. Je me permettrai au passage quelques digressions sur l'utilisation métaphorique de concepts physiques en sciences sociales, comme la théorie des champs de Bourdieu.

Pour éviter ces difficultés théoriques, j'inverserai le point de vue en proposant une périodisation historique mêlant sociologie des institutions et des universitaires eux-mêmes: (i) la période post-révolutionnaire qui a durablement structuré l'idée d'Université par l'affrontement entre les modèles napoléonien et humboldtien; (ii) la naissance de l'Université moderne en France, de la troisième République à la seconde guerre mondiale; (iii) la grande démocratisation de l'Université de l'ère fordiste, de l'après guerre à "mai 68", tirée par le modèle étatsunien; (iii) la décennie d'hégémonie du mouvement émancipateur (68-79) qui conduit paradoxalement à un renouveau du modèle humboldtien en France; (iv) l'ère néolibérale (79-) qui, sur fond de désindustrialisation et de chômage de masse, conduit à la reprise en main et à la politique d'"autonomie" théorisée par Aghion et Cohen. Usant de résultats comparatistes, je montrerai comment la démolition des libertés académiques à la Révolution Française persiste aujourd'hui comme symptôme de l'anomalie française, faute d'un modèle unifié de la fonction universitaire.

Dans un dernier volet, j'aborderai les aspects de philosophie politique en proposant une lecture critique de la théorie du capital humain de Schultz et Becker, qui constitue l'ossature idéologique des réformes de l'enseignement en cours, et en particulier de l'Ecole des "compétences". Je montrerai comment le décalage temporel entre l'élaboration des concepts et leur concrétisation en "réformes" conduit à des hiatus entre la théorie de l' "économie de la connaissance" et le fonctionnement concret du système économique qui ne sont pas étrangers au sentiment d'anomie, de vide de sens, à l'omniprésence de l'imposture du marketing et de la propagande et, finalement, à la mise en crise permanente du système éducatif. 

(*) Bien qu'échappant par la pirouette aux contraintes propres au travail savant, je fournirai une bibliographie succincte des ouvrages utilisés.